Dans son discours de réception de Nicolas Schöffer à l’Académie des Beaux-Arts, Louis Leygue définit ainsi la sculpture :
La sculpture peut se réaliser selon trois procédés : celui qui consiste à prélever la matière dans un bloc compact, celui qui consiste à façonner une matière molle pour créer des formes, enfin celui qui consiste à fabriquer ce que l’on veut réaliser (1) .
Cette définition pourrait s’appliquer à la nature de l’art dramatique et à la construction du personnage par l’acteur, ce dernier tirant du texte son rôle (2), mettant en forme le personnage au fil des répétitions, puis l’actualisant sur scène (l’acteur l’ébauche, le travaille et le retravaille, il le façonne en lui offrant son propre corps comme support) et finalement faisant émerger lors du spectacle sa propre création, c’est-à-dire son propre personnage, produit unique et original de sa relation artistique au rôle.
Cette relation particulière du créateur à son œuvre est mise en valeur dans le domaine de l’art théâtral de façon nouvelle au XVIIIe siècle. Par quel biais se manifeste-t-elle ? Quelles sont les lois de la métamorphose en ce qui concerne l’œuvre d’art scénique ? Quelle est la nouvelle vision que l’on a alors du jeu et de ses impératifs lorsque l’acteur prépare son rôle ou entre en scène ? Comment l’assimilation de l’acteur à l’artiste a-t-elle permis l’émergence d’une réflexion de fond sur l’expression de l’émotion et des passions, notamment dans le genre tragique qui est le genre théâtral qui se prête le plus aisément à la manifestation ostensible d’une subjectivité ?
L’acteur est progressivement mis sur le même pied d’égalité que l’artiste, c’est-à-dire du peintre, et par analogie avec la nature de l’œuvre créée, au sculpteur. Or cette image, nouvelle, laisse entendre que l’on pense le jeu dans une tridimensionnalité. Tout comme le sculpteur, l’acteur pétrit, manipule, modèle de la matière, sa propre matière. Il doit en conséquence présenter certaines qualités intérieures inhérentes à ce travail de mise en forme qui relève autant du génie que d’un savoir-faire. De son habileté à maîtriser la matière émerge sur scène une figure, le personnage, qui, par sa consistance et son épaisseur, est en tous points semblable à un être humain, c’est-à-dire pourvue d’un psychisme et d’une affectivité. L’œuvre produite est en effet comparable à un volume et non pas simplement à une surface plane comme peut l’être la toile peinte par exemple.
Le présent article analyse l’émergence d’une théorie consacrée à la fabrique de l’humain dans la représentation théâtrale, mettant en lumière la relation entre la philosophie de l’esprit et la philosophie de l’art dramatique au siècle des Lumières.
Dans le discours sur l’acteur du XVIIIe siècle, il est récurrent d’établir des parallèles entre peinture et jeu, tout comme avait été un lieu commun au siècle précédent d’unir systématiquement la poésie à la peinture, la célèbre formule d’Horace ut pictura poesis ayant été abondamment commentée par les théoriciens de l’art dramatique. La pensée de Diderot sur l’esthétique du tableau au théâtre a ainsi été abordée par Pierre Frantz (3). Pourtant si le rôle de l’acteur a déjà été étudié (4), peu a été dit sur la manière dont les théoriciens de l’art dramatique ont présenté l’acteur en tant que tel. Ce dernier, donnant corps au personnage, est fréquemment comparé à une matière première. Il est en effet support physique du rôle. Dans son Comédien, Sainte-Albine écrit par exemple :
(le Sentiment) Il désigne dans les Comédiens la facilité de faire succéder dans leur âme les diverses passions, dont l’homme est susceptible. Comme une cire molle, qui sous les doigts d’un savant Artiste devient alternativement une Médée ou une Sapho, il faut que l’esprit & le cœur d’une personne de Théâtre soient propres à recevoir toutes les modifications que l’Auteur veut leur donner. Si vous ne pouvez vous prêter à ces métamorphoses, ne vous hasardez point sur la scène. Au Théâtre, lorsqu’on n’éprouve pas les mouvements qu’on a dessein de faire paraître, on ne nous en présente qu’une imparfaite image, & l’art ne tient jamais lieu du Sentiment (5).
D’après Sainte-Albine, l’acteur est semblable à un matériau destiné à être sculpté. Matière première molle, ductile, tactile, il se prête plus particulièrement au modelage, à un jeu sur les formes et à une mise en forme infinie – d’où l’assimilation fréquente à Protée (6) et l’association au thème de la métamorphose qui se fonde sur une rhétorique de la continuité dans la discontinuité. On observe en effet une linéarité voire une quasi-immuabilité de l’emploi tout au long de la carrière de l’acteur, sur laquelle se superpose une interprétation de personnages divers et différents au fil du temps. Son esthétique se fonde à la fois sur l’éphémère, l’acteur étant matière vivante et incarnant un personnage durant un temps limité, celui de la représentation, mais aussi sur l’impermanence et le fugace, ce même personnage ne pouvant être exactement modelé chaque jour de la même manière. Le tissu à la fois émotionnel et intellectuel du personnage créé par l’acteur forme une succession hétéroclite de composants objectifs, les paroles et les gestes présents dans le texte. Ceux-ci sont agrégés à une multiplicité de directions et de mouvements que l’acteur peut à dessein suivre et peuvent se combiner, se contredire, s’articuler ou s’exclure mutuellement. Tous les sentiments, toutes les situations et tous les actes du personnage ainsi que ceux dans lesquels il est impliqué, qu’ils soient moteur d’actions ou de réactions, ou modificateurs de son état psychologique comme les événements de la trame dramatique qui se déroule sous les yeux du spectateur, relèvent de cette fabrique scénique de l’humain (7). Créer une psychologie, notamment un affect, nécessite de la part de l’acteur un travail de composition des passions de l’âme à travers leurs manifestations physiques qui passe par une flexibilité et une expansion du moi. Il lui faut donc faire preuve de souplesse intérieure. Tel un gymnaste virtuel, le véritable comédien accomplit un effort mental. Son talent ne peut se révéler que dans une performance de l’esprit – entendu comme l’alliance de l’imagination, du sentiment et de la raison –, mais non pas seulement du corps.
La scène est réglée par l’alternance puisque les personnages sortent, entrent, vont et viennent. Elle se fonde sur un déroulement séquentiel, c’est-à-dire la trame qui va jusqu’au dénouement et qui comprend le début, le milieu et la fin aristotéliciens, de même que sur la variabilité des situations en présence (la diversité des faits représentés, mais aussi les contingences liées à la représentation théâtrale). De même l’acteur, sculpture vivante et objet de spectacle à lui seul, est lui aussi régi, dans ce magma de possibles combinaisons qui naissent de sa relation au rôle, par une intermittence et un balancement constants, et de la forme, et du caractère, et du sentiment, puisqu’ils ne cessent d’évoluer au cours de la représentation. Ainsi la sculpture du caractère que l’acteur propose à partir de sa propre matière se veut-elle en transformation constante. Pourtant il s’agit de préserver toujours la nature du travail effectué, le modelage, tout en renouvelant et en changeant sans cesse la nature du sujet représenté, lequel est appréhendé moins à partir d’une classification physique, que morale, et notamment libidinale. L’acteur, selon Sainte-Albine, serait comparable à un creuset rassemblant l’universel, à une branloire métaphysique, à une girouette aux facettes mobiles et miroitantes, tournant et se retournant au gré de forces qui lui sont extérieures, car soumise au caprice ou à l’inspiration suprême d’un créateur : l’auteur.
La définition de l’acteur donnée par Sainte-Albine reste néanmoins assez confuse. Une certaine ambiguïté subsiste dans le propos, ou tout du moins de l’incohérence dans la formulation concernant la matière et l’utilisation de cette matière scénique. Louant la malléabilité de la nature intime de l’acteur et ne lui accordant du talent qu’à la condition seule d’être apte à pouvoir mettre en œuvre sa sculpturalité, la présence imposante du héros sur scène par l’inscription massive de soi dans le réel, et en quelque sorte sa ‘sculptabilité’ puisque est dès lors accordée à l’acteur une volonté (8), le théoricien dénie pourtant à celui-ci une pleine créativité. En effet, celle-ci est laissée entre les mains invisibles d’un dramaturge tout puissant.
L’acteur serait ainsi la proie d’une relation aliénante qui l’amène à évoluer dans un périmètre rétréci reflétant sa soumission au poète dramatique et au texte, cependant qu’il lui resterait une marge de manœuvre assez large pour s’émanciper, laquelle consisterait à agir sur sa propre matière afin de la modeler en personnage. Dans cette étrange dialectique du maître et de l’esclave, de l’extérieur (le contenu objectif, les répliques imparties) et de l’intérieur (le Moi identitaire de l’acteur), l’acteur deviendrait pourtant un véritable créateur dans une sorte d’échange des rôles : il serait à l’origine de ce qui constituerait l’authenticité de l’Art théâtral (en ne réduisant pas ce dernier à un simple artifice), permise grâce à un jeu d’entrailles. Sainte-Albine différencie en effet clairement la production théâtrale trop étudiée, techniciste, de la production se fondant sur cette matière impalpable mais essentielle au processus créatif qu’est le sentiment. « L’art ne tient jamais lieu du Sentiment » souligne-t-il, signalant ainsi la primauté de l’édification d’un pathos, effectivement animé et actualisé sur scène.
La pensée complexe de Sainte-Albine semble ainsi suggérer que l’acteur cultive en soi une sorte de relation totale où la substance se façonne elle-même de manière féconde : se noue constamment un dialogue, quelque peu schizophrénique certes, de soi à soi, qui traduit une phase de dédoublement entre le sculpteur-acteur et le récepteur-matière. L’acteur se prête donc aux lois de l’interchangeabilité des fonctions dans la représentation. Il est à la fois le support matériel qui soutient la création de l’auteur en en étant le support physique, et le mécanicien activant ses propres rouages internes, la machinerie masquée aux spectateurs. Il a tantôt une fonction passive de perméabilité puisqu’il absorbe ce corps étranger qu’est la création de l’auteur, tantôt il a une fonction active dans la mesure où il projette du sentiment, de l’apparence c’est-à-dire un ethos et un pathos, en direction du public et de ses partenaires. Il détient un statut particulièrement complexe au cours du spectacle. Il représente emblématiquement le personnage ou rôle, tout en se représentant lui-même en tant qu’il est à l’origine d’une dynamique créative fondée principalement sur l’affect. Or l’affect, de fait, injecte dès lors de l’individualité dans le propre faire de l’acteur, dans sa propre présentation et présence sur scène. Puzzle aux fragments éclectiques, l’acteur compose donc tout en se décomposant, à seule fin de mieux recomposer une pièce unique, celle-là même qui devient par sa rareté, une œuvre d’art. Il conjugue à la fois le rôle d’artisan et d’artiste, en exécutant le personnage d’après modèle, tout comme le graveur est chargé d’exécuter le dessin inventé par un autre que lui, ainsi que celui d’œuvre d’art. Il est en majeure partie une œuvre d’art inachevée car en perpétuelle évolution. Ainsi les répétitions et les représentations successives participent-elles de cette fabrique de l’être. Ce modelage interne fait partie intégrante d’une sorte de performance encadrée avant l’heure (9) : l’acteur effectue un travail sur son corps, sur le temps (la durée de « gestation » du rôle) et sur cet espace mystérieux qu’est l’esprit.
L’acteur, par son intervention directe sur sa propre matière et par les innombrables rôles tenus au sein de sa carrière qui viennent se stratifier en son être et densifier sa propre matière, est le résultat d’une sculpture totale où le créateur fusionne avec sa propre œuvre. Il est ce lieu où se croisent contenu objectif ou personnage de l’auteur, et subjectivité ou mise en branle de l’intériorité afin de créer ce personnage, à travers sa propre personne. De cet espace où s’embrassent mutuellement les divers constituants du théâtral, naît l’acte scénique. Pour le déclencher il faut l’acteur. Il doit donner l’impulsion transformatrice qui modifiera son intériorité, voire sa conscience et son état d’esprit.
Sainte-Albine s’attarde sur les caractéristiques intrinsèques au bon acteur : son ouvrage vise à déterminer les qualités ou prédispositions nécessaires pour se distinguer sur scène (10). Il est en effet reproché à bien des acteurs au XVIIIe siècle leur rigidité, c’est-à-dire leur inhabileté à varier les tons et les gestes, voire leur détachement par rapport aux émotions traversées par le personnage lorsqu’il reste silencieux ou en situation d’écoute. D’où la monotonie des poses et des attitudes. D’où l’inertie et une certaine léthargie des acteurs en scène. Est aussi relevé leur penchant à singer les vedettes ou leur incapacité à renouveler leurs propres signes théâtraux parce qu’ils sont enfermés dans la routine de leur emploi. D’où un personnage, un type, qui se ressemble de pièce en pièce quel que soit le caractère que lui a attribué l’auteur.
Jouer un personnage, c’est incarner ce qui, à l’origine, est une idéalité. Selon Sainte-Albine, la matière prélevée sera du même type : informelle. Elle sera extraite directement du siège de l’âme, seul véritable élément de l’humain rattaché au noumène. L’animation a donc pour matrice le souffle précieux du psychisme, médium entre le sensible et l’intelligible, conglomérat des fonctionnalités de la conscience où s’agglutinent et s’entrechoquent, se structurent et se mélangent productions de la volonté, de la mémoire, du sentiment, de l’imagination et de la pensée. La mise en branle des facultés de l’âme qui sont celles-là même qui composent l’existence de l’individu-acteur en influant sur ses actes, sa vision, sa manière d’appréhender le monde, sa manière d’être, permet de modeler la vie sur scène. L’élasticité, la modulation spirituelle et affective de soi se révèlent donc capitales dans cette entreprise périlleuse qu’est, en somme, la transmutation de soi en un être autre par abandon de soi à soi, et au personnage – ce qui proprement forme la disponibilité et la mise à disposition de soi. Elle apparaît chez Sainte-Albine l’une des qualités inhérentes à la fabrication de ce qu’il nomme désormais l’image du personnage.
On voit ici que le théoricien change subitement de registre et en revient au vocabulaire pictural, traditionnellement utilisé dans la théorie dramatique pour qualifier le personnage scénique, le système théâtral en vigueur étant encore fondé sur le concept de mimèsis ou imitation, et même de trompe-l’œil. Le personnage doit apparaître aux yeux des spectateurs un reflet parfait des mots. Il lui faut être une peinture parlante.
Diderot évoque lui aussi deux décennies plus tard l’acteur, qui, dans son approche du rôle et de son travail, est semblable au peintre comme au sculpteur. Il s’agit de composer un modèle avant d’entrer en scène, c’est-à-dire d’établir l’esquisse, le croquis préparatoire qui servira pour le modelage. Il est ainsi spécifié dans son essai paru dans la Correspondance littéraire : « Et pourquoi l’acteur différerait-il en cela du statuaire, du poète, du peintre, de l’orateur, du musicien (11) ? ». Cependant chez Denis Diderot, le travail de l’artiste s’effectue dans une sorte de suspension du temps, de l’espace et même de soi :
Ce n’est pas dans la fureur du premier jet que les traits caractéristiques se présentent à eux ; ils leur viennent dans des moments tranquilles et froids, dans des moments tout à fait inattendus : alors comme immobiles entre la nature humaine et l’image qu’ils en ont ébauchée, ils portent alternativement un coup d’œil attentif sur l’une et sur l’autre […] (12) .
Diderot déplace le débat. Si l’acteur est encore perçu comme un artiste, il se doit pourtant de travailler simultanément le contexte (le phénomène et la nature humaine sur lesquels prendre modèle) et la contexture du rôle (ses constituants et sa forme poétique). Il lui faut modeler une abstraction en se soustrayant au temps humain pour laisser place au flux de la conscience et au temps de l’esprit, seuls aptes à cristalliser et à formaliser la fugacité des mouvements de la pensée et de l’émotion. Le monologue intérieur de l’acteur se révèle en réalité une interaction entre aptitudes intellectuelles et conscience réflexive de façon à faire émerger, dans l’absolu, un modèle « imaginaire » façonné entièrement par le talent du comédien. L’art de la composition est, selon Diderot, intimement lié à l’entendement : il s’agit de raisonner le rôle afin de le construire mentalement et lui donner une certaine consistance, mais aussi de modeler la passion sans pourtant transférer sa propre nature sur le personnage.
Si l’on se réfère à la citation de Sainte-Albine, on note que son choix se porte vers Médée et Sapho qui deviennent emblématiques des deux catégories sous lesquelles sont rangées les passions en rhétorique : l’appétit irascible et l’appétit concupiscible. Le théoricien prône une culture des extrêmes. Ainsi l’on passe, de manière antithétique et contrastée, de la terrible sorcière magicienne à l’élégiaque poétesse, de la fureur violente de la jalousie exacerbée au pathétique tendre de la déploration (13). Ces deux versants antagonistes des passions ne correspondent pourtant pas à la division bipartite des genres théâtraux. Sainte-Albine n’évoque pas le rire par exemple. Bien que la définition de l’acteur comme matière apparaisse dès l’introduction de son ouvrage qui se veut une théorie globale de l’art théâtral, le propos est centré exclusivement sur la réalisation de l’émotivité et du sentiment sur scène, autrement dit du pathos, prédominant dans le genre tragique (14). Il ne s’agit plus alors d’évoquer l’acteur en tant que matière « sculptable » mais la manière dont l’acteur se fait sculpteur et les formes qu’il sculpte.
Sainte-Albine ne s’attarde guère sur la matière en elle-même, c’est-à-dire la conscience de l’acteur, ni sur le fonctionnement de celle-ci. Le théoricien ne tente pas vraiment de poser des jalons afin de mieux comprendre le psychisme et la naissance des passions par rapport à une certaine situation ou en fonction d’une histoire personnelle qui prédéfinissent les réactions. Il ne prône pas la création d’un patron affectif à partir d’une mémoire ou d’un passé du personnage que l’acteur modèlerait à partir de souvenirs personnels comme le fera par exemple Talma au début du XIXe siècle. Selon ce dernier on ne peut modeler le personnage sans auparavant se servir de sa mémoire sensorielle et affective :
Riche alors des observations qu’il a faites sur sa propre nature, il se sert à lui-même et d’étude et d’exemple. Il s’interroge sur les impressions que son âme a ressenties, sur l’expression dont ses traits se sont empreints, sur les accents dont sa voix s’est émue dans les divers accès des passions qu’il a éprouvées ; il médite ces souvenirs et en fait passer toutes les réalités dans les passions fictives qu’il est chargé de peindre (15).
La modernité de Talma apparaît évidente dans cet extrait tiré de sa préface aux Mémoires de Lekain. La passion se modèle d’après une expérience intime dont il ne subsiste que le substrat à travers le souvenir. Ses sensations, sorte de synesthésies, sont comparables aux qualia telles qu’elles sont définies dans la philosophie de l’esprit : état mental qui définit, d’après Thomas Nagel, « l’effet que cela fait (16) » (sensations corporelles par exemple, affects, ou expérience perceptive). Empreinte psychologique, le vécu doit être à la fois réactualisé et sublimé en quelque sorte en prenant une nouvelle forme. Le célèbre tragédien ajoute :
À peine oserai-je dire que moi-même, dans une circonstance de ma vie où j’éprouvai un chagrin profond, la passion du théâtre était telle en moi, qu’accablé d’une douleur bien réelle, au milieu des larmes que je versais, je fis malgré moi une observation rapide et fugitive sur l’altération de ma voix et sur une certaine vibration spasmodique qu’elle contractait dans les pleurs ; et, je le dis non sans quelque honte, je pensai machinalement à m’en servir au besoin ; et en effet cette expérience sur moi-même m’a souvent été très utile.
Talma termine en affirmant :
Les contrariétés, les chagrins, des souvenirs douloureux que l’acteur peut appliquer au personnage qu’il représente, en exaltant sa sensibilité le mettent aussi dans cet état d’agitation nécessaire au développement de ses facultés. Je suis loin de souhaiter cependant que ceux qui suivent cette carrière soient dans le cas de faire une fréquente épreuve de semblables moyens. Mais enfin l’acteur a ce privilège de retirer de ses douleurs même un avantage réel, et d’y puiser encore des moyens de perfection (17).
La démarche se veut ici bien réflexive dans la mesure où intervient la conscience conjuguée à une volonté d’opérer un retour sur soi de façon analytique mais aussi créatrice. Si l’acteur compose avec lui-même, il crée cependant de l’être en ce qu’il dote le personnage d’un psychisme, d’un univers affectif qui n’appartient pas à proprement parler au texte de l’auteur et qui donne au personnage son caractère vrai. La mémoire joue un rôle majeur : elle devient une partie de cette matière invisible dont se sert l’acteur pour façonner le personnage, plongée en soi qui préfigure avec quelques cent cinquante ans d’avance la Méthode de l’Actor’s Studio.
Une main intérieure invisible, la conscience et non pas simplement les facultés intellectuelles, donnent forme à ce qui est par nature informe et impalpable : l’affect. Parce que ce dernier est complexe, la sculpture du personnage apparaît alors comme une combinaison d’éléments composites qui ont été entrevus par Jean-François Marmontel. Dans son article sur la déclamation théâtrale, il écrit par exemple :
Nous appelons jeu mixte ou composé, l’expression d’un sentiment modifié par les circonstances, ou de plusieurs sentiments réunis. Dans le premier sens, tout jeu de théâtre est un jeu mixte : car dans l’expression du sentiment doivent se fondre à chaque trait les nuances du caractère et de la situation du personnage (18).
La sculpture du sentiment requiert un certain nombre de composants à la fois d’ordre psychologique, émotionnel et situationnel qu’il s’agit de savoir combiner adroitement. Jouer ne signifie donc pas représenter une passion ou passer d’une passion à l’autre avec rapidité comme le laissait entendre Sainte-Albine. Assemblage de matières de nature différente, le travail de l’acteur ressortit à celui de l’alchimiste dosant savamment les ingrédients de manière à en faire jaillir un métal précieux. Marmontel ajoute :
Lorsque deux ou plusieurs sentiments agitent une âme, ils doivent se peindre en même temps dans les traits et dans la voix, même à travers les efforts qu’on fait pour les dissimuler (19) .
Ici différents paramètres sont pris en compte, notamment le moment immédiat et l’état du personnage, par nature instables et éphémères comme nous l’avons précisé. Paradoxalement, le personnage doit être saisi dans sa propre contingence, dans son propre « présent » si l’on peut dire : son actualisation nécessite une mise en espace ou mise en forme, de même qu’une mise en temps humain ou mise en phénomène qui s’apparente au flux de la conscience avec tout ce qu’il implique comme relation de synchronisation ou de simultanéité des sentiments et des pensées intérieures, ou extérieures lorsque le moi interagit avec le monde qui l’entoure. Cette subjectivité se manifeste pour le spectateur à travers les actes et réactions du personnage, eux-mêmes dépendants d’un sous-texte, d’un tissu interne, celui de la pensée et des émotions. L’acteur n’agit pas pour reproduire mais au contraire introduire un supplément de vie, c’est-à-dire une forme d’existence et ce, à partir de cet objet neutre qu’est le texte. Ce processus créatif intimement lié aux différents états et temps de la conscience a été abordé au XXe siècle par Georg Simmel qui, dans sa Philosophie du comédien (20) , voit en l’acteur le lieu d’une coalescence entre mémoire, − celle des expériences passées −, et temps présent, ainsi que d’une congruence entre subjectivité et objectivité, pourtant par nature disjointes.
La passion ne doit pas nécessairement émerger en priorité de la sculpture psychique du personnage, l’en soi et la subjectivité du personnage étant modelés en et à partir du Moi de l’acteur. Un théâtre de la conscience doit en réalité apparaître avec tous ces attributs. La subjectivité y est une pièce maîtresse puisqu’elle seule est apte à appréhender le phénomène. Elle englobe tout l’univers des passions.
Cette forme de psychisme en mouvement, d’énergie vitale, devient visible sur soi lors de la représentation parce qu’elle passe et se diffuse à travers le corps. Elle donne l’impulsion et son éloquence au geste de même que son accent aux passions et à la voix de l’acteur. Elle est la scène où se joue réellement la représentation du monde et où s’exercent l’introspection et l’étude du moi. Plus que dans le cogito cartésien, le jeu de l’acteur est le lieu de l’expression, non pas tant des émotions, que de ce qui constitue la conscience et qui caractérise son flux ininterrompu. Les spectateurs perçoivent ses manifestations, son surgissement « physique » pourrait-on dire ― surgissement qui est encore lié aux contingences propres de la représentation, autrement dit à l’état émotionnel et à la condition physique de l’acteur et de ses partenaires, aux réactions du public etc.
Comme on le voit, les penseurs n’ont pas vraiment réussi au XVIIIe siècle à formuler de façon claire ce processus à la fois artistique et créateur d’existence. Certes ils admettent qu’il est impossible à l’acteur de traduire les multiples nuances et subtiles fluctuations des passions de façon répétée sans varier ces dernières. Mais le débat reste centré sur la sensibilité parce que la question du jeu de l’acteur n’est pas posée clairement en termes de conscience, bien que le problème entre le corps et l’esprit, notamment des propriétés mentales, fasse partie de la philosophie de l’esprit à proprement parler, et ait été déjà abordée par Descartes au siècle précédent.
L’intentionnalité de la conscience et la manière dont est dirigé l’esprit au cours de la représentation, désignées comme la psychologie cognitive à notre époque, ne sont pas véritablement explicitées. Néanmoins, l’une des questions les plus pertinentes sur le sujet a été posée par Alexandre Tournon de la Chapelle dans un petit essai méconnu de ses contemporains. L’auteur évoque le jeu de l’acteur au cours de la représentation théâtrale, c’est-à-dire au moment où l’acteur joue, évoquant l’idée d’illusion intérieure. Selon lui, il n’est pas question d’imiter la nature mais au contraire de « la suivre ». L’auteur sort du schéma diderotien qui avait été lui-même influencé par la conception aristotélicienne de la mimèsis classique présentée comme incontournable et comme un modèle absolu en matière de création artistique. Ce qui a été nommé a posteriori « identification » de l’acteur à son personnage relève d’après Tournon d’une capacité à savoir changer intentionnellement d’état d’esprit :
Nous avons établi pour principe de l’Art du Comédien : 1°. Que sans la persuasion il n’est point d’illusion au Théâtre. 2°. Qu’il n’est qu’un seul moyen de persuader tant de gens à la fois, c’est de l’être soi-même : or, pour être persuadé de ce qui réellement n’est pas, il faut être dans l’illusion, et pour s’y transmettre à cette illusion, il faut pouvoir s’affecter volontairement & le cœur & l’esprit (21).
Si l’on retrouve encore la bipartition (ou plutôt le binôme) cœur-esprit, classique à cette époque, il n’en demeure pas moins que le concept forgé par l’auteur se révèle très moderne puisqu’il incite les acteurs à recréer une forme de conscience artificielle de façon à pouvoir laisser cette dernière se manifester. L’illusion intérieure pourrait s’apparenter donc à une sorte de dédoublement de la conscience de l’acteur ou de méta-conscience contrôlant, pilotant et modelant le jeu en arrière-plan.
« Se transmettre à la place du Personnage qu’on adopte, sans négliger pourtant de prêter l’oreille ; disons mieux, d’observer les raisons de ses Interlocuteurs, afin d’y mieux répondre ; entrer dans les intérêts de ce Personnage, en adopter les passions, se pénétrer de son état, agir et parler en sa place comme il eût fait lui-même, être lui sans cesser d’être soi ; pour tout dire, suivre son cœur et la Nature (22) » argue Tournon, laissant entendre que le moi de l’acteur, alors qu’il joue, est capable de développer une dialectique entre la conscience phénoménale, la conscience réflexive mais aussi la conscience du personnage qu’il est en train de réaliser sur scène. On peut mesurer ici à quel point la réflexion sur l’art dramatique a évolué en l’espace d’une trentaine d’années, de l’image d’un acteur-sculpteur de la passion à celle de l’acteur-artiste, capable de créer de l’existence par le biais d’une relation au rôle intériorisée et métamorphosée en conscience secondaire. On voit également la manière dont s’établit progressivement un lien, de façon certes plutôt ténue et encore mal saisie dans toute son étendue, entre la philosophie de l’art dramatique et la philosophie de l’esprit.
Dans la première moitié du XVIIIe siècle, l’art de l’acteur consiste à changer d’apparence, mais ce, paradoxalement, grâce à une souplesse intérieure, laquelle fait référence implicitement à divers processus et notions tels que l’extensibilité, l’expansibilité, la déformabilité, la rétractabilité, la réversibilité, la plasticité, l’élasticité... et sur le plan moral à la simulation et à la dissimulation. Cette qualité inhérente à l’être de celui qui prétend jouer au théâtre suggère en substance que les caractéristiques affectives et spirituelles de l’acteur, son âme, sont informes parce que molles et non arrêtées. L’homme de théâtre a un caractère non décidé. Ce manque de consistance et de constance a précisément été dénoncé par Rousseau dans sa Lettre à D’Alembert sur les spectacles (23). Le débat se déplace progressivement au cours du XVIIIe siècle et se complexifie.
La simple comparaison avec la sculpture qui se voulait un dépassement de l’analogie avec la peinture récurrente au XVIIe siècle est en quelque sorte creusée à travers l’exploration de nouveaux éléments comme la situation scénique, le vécu, le souvenir et la mémoire émotionnelle. La représentation de l’humain doit, selon les penseurs, être saisie dans son aspect composite et combinatoire et s’accompagner de la création d’un véritable psychisme du personnage, c’est-à-dire d’une conscience. Les réflexions sur le jeu de l’acteur, en particulier la réactualisation du souvenir et le concept d’illusion intérieure, portent en germes les théories de Constantin Stanislavski et plus tard, celles de Lee Strasberg qui auront une résonance mondiale au XXe siècle.
Les comparaisons établies entre les arts témoignent de l’émergence d’un nouveau mouvement esthético-philosophique, celui de la création artistique en général qui traversera et marquera tous les domaines au XIXe siècle notamment en matière de lyrisme et d’expression du Moi. Se dessine progressivement au cours du XVIIIe siècle une dialectique entre philosophie de l’art et philosophie de l’esprit. Si cette dernière est devenue un axe majeur de réflexion et de recherche au cours du XIXe et jusqu’à nos jours avec les progrès de la médecine, des sciences cognitives et des neurosciences, il n’en demeure pas moins que la relation entre jeu de l’acteur et fonctions du psychisme dans le processus créatif, et surtout l’étude de la philosophie de l’art dramatique dans ses rapports avec la conscience, restent encore un domaine relativement peu exploré en France.
Sabine Chaouche
La sculpture peut se réaliser selon trois procédés : celui qui consiste à prélever la matière dans un bloc compact, celui qui consiste à façonner une matière molle pour créer des formes, enfin celui qui consiste à fabriquer ce que l’on veut réaliser (1) .
Cette définition pourrait s’appliquer à la nature de l’art dramatique et à la construction du personnage par l’acteur, ce dernier tirant du texte son rôle (2), mettant en forme le personnage au fil des répétitions, puis l’actualisant sur scène (l’acteur l’ébauche, le travaille et le retravaille, il le façonne en lui offrant son propre corps comme support) et finalement faisant émerger lors du spectacle sa propre création, c’est-à-dire son propre personnage, produit unique et original de sa relation artistique au rôle.
Cette relation particulière du créateur à son œuvre est mise en valeur dans le domaine de l’art théâtral de façon nouvelle au XVIIIe siècle. Par quel biais se manifeste-t-elle ? Quelles sont les lois de la métamorphose en ce qui concerne l’œuvre d’art scénique ? Quelle est la nouvelle vision que l’on a alors du jeu et de ses impératifs lorsque l’acteur prépare son rôle ou entre en scène ? Comment l’assimilation de l’acteur à l’artiste a-t-elle permis l’émergence d’une réflexion de fond sur l’expression de l’émotion et des passions, notamment dans le genre tragique qui est le genre théâtral qui se prête le plus aisément à la manifestation ostensible d’une subjectivité ?
L’acteur est progressivement mis sur le même pied d’égalité que l’artiste, c’est-à-dire du peintre, et par analogie avec la nature de l’œuvre créée, au sculpteur. Or cette image, nouvelle, laisse entendre que l’on pense le jeu dans une tridimensionnalité. Tout comme le sculpteur, l’acteur pétrit, manipule, modèle de la matière, sa propre matière. Il doit en conséquence présenter certaines qualités intérieures inhérentes à ce travail de mise en forme qui relève autant du génie que d’un savoir-faire. De son habileté à maîtriser la matière émerge sur scène une figure, le personnage, qui, par sa consistance et son épaisseur, est en tous points semblable à un être humain, c’est-à-dire pourvue d’un psychisme et d’une affectivité. L’œuvre produite est en effet comparable à un volume et non pas simplement à une surface plane comme peut l’être la toile peinte par exemple.
Le présent article analyse l’émergence d’une théorie consacrée à la fabrique de l’humain dans la représentation théâtrale, mettant en lumière la relation entre la philosophie de l’esprit et la philosophie de l’art dramatique au siècle des Lumières.
Dans le discours sur l’acteur du XVIIIe siècle, il est récurrent d’établir des parallèles entre peinture et jeu, tout comme avait été un lieu commun au siècle précédent d’unir systématiquement la poésie à la peinture, la célèbre formule d’Horace ut pictura poesis ayant été abondamment commentée par les théoriciens de l’art dramatique. La pensée de Diderot sur l’esthétique du tableau au théâtre a ainsi été abordée par Pierre Frantz (3). Pourtant si le rôle de l’acteur a déjà été étudié (4), peu a été dit sur la manière dont les théoriciens de l’art dramatique ont présenté l’acteur en tant que tel. Ce dernier, donnant corps au personnage, est fréquemment comparé à une matière première. Il est en effet support physique du rôle. Dans son Comédien, Sainte-Albine écrit par exemple :
(le Sentiment) Il désigne dans les Comédiens la facilité de faire succéder dans leur âme les diverses passions, dont l’homme est susceptible. Comme une cire molle, qui sous les doigts d’un savant Artiste devient alternativement une Médée ou une Sapho, il faut que l’esprit & le cœur d’une personne de Théâtre soient propres à recevoir toutes les modifications que l’Auteur veut leur donner. Si vous ne pouvez vous prêter à ces métamorphoses, ne vous hasardez point sur la scène. Au Théâtre, lorsqu’on n’éprouve pas les mouvements qu’on a dessein de faire paraître, on ne nous en présente qu’une imparfaite image, & l’art ne tient jamais lieu du Sentiment (5).
D’après Sainte-Albine, l’acteur est semblable à un matériau destiné à être sculpté. Matière première molle, ductile, tactile, il se prête plus particulièrement au modelage, à un jeu sur les formes et à une mise en forme infinie – d’où l’assimilation fréquente à Protée (6) et l’association au thème de la métamorphose qui se fonde sur une rhétorique de la continuité dans la discontinuité. On observe en effet une linéarité voire une quasi-immuabilité de l’emploi tout au long de la carrière de l’acteur, sur laquelle se superpose une interprétation de personnages divers et différents au fil du temps. Son esthétique se fonde à la fois sur l’éphémère, l’acteur étant matière vivante et incarnant un personnage durant un temps limité, celui de la représentation, mais aussi sur l’impermanence et le fugace, ce même personnage ne pouvant être exactement modelé chaque jour de la même manière. Le tissu à la fois émotionnel et intellectuel du personnage créé par l’acteur forme une succession hétéroclite de composants objectifs, les paroles et les gestes présents dans le texte. Ceux-ci sont agrégés à une multiplicité de directions et de mouvements que l’acteur peut à dessein suivre et peuvent se combiner, se contredire, s’articuler ou s’exclure mutuellement. Tous les sentiments, toutes les situations et tous les actes du personnage ainsi que ceux dans lesquels il est impliqué, qu’ils soient moteur d’actions ou de réactions, ou modificateurs de son état psychologique comme les événements de la trame dramatique qui se déroule sous les yeux du spectateur, relèvent de cette fabrique scénique de l’humain (7). Créer une psychologie, notamment un affect, nécessite de la part de l’acteur un travail de composition des passions de l’âme à travers leurs manifestations physiques qui passe par une flexibilité et une expansion du moi. Il lui faut donc faire preuve de souplesse intérieure. Tel un gymnaste virtuel, le véritable comédien accomplit un effort mental. Son talent ne peut se révéler que dans une performance de l’esprit – entendu comme l’alliance de l’imagination, du sentiment et de la raison –, mais non pas seulement du corps.
La scène est réglée par l’alternance puisque les personnages sortent, entrent, vont et viennent. Elle se fonde sur un déroulement séquentiel, c’est-à-dire la trame qui va jusqu’au dénouement et qui comprend le début, le milieu et la fin aristotéliciens, de même que sur la variabilité des situations en présence (la diversité des faits représentés, mais aussi les contingences liées à la représentation théâtrale). De même l’acteur, sculpture vivante et objet de spectacle à lui seul, est lui aussi régi, dans ce magma de possibles combinaisons qui naissent de sa relation au rôle, par une intermittence et un balancement constants, et de la forme, et du caractère, et du sentiment, puisqu’ils ne cessent d’évoluer au cours de la représentation. Ainsi la sculpture du caractère que l’acteur propose à partir de sa propre matière se veut-elle en transformation constante. Pourtant il s’agit de préserver toujours la nature du travail effectué, le modelage, tout en renouvelant et en changeant sans cesse la nature du sujet représenté, lequel est appréhendé moins à partir d’une classification physique, que morale, et notamment libidinale. L’acteur, selon Sainte-Albine, serait comparable à un creuset rassemblant l’universel, à une branloire métaphysique, à une girouette aux facettes mobiles et miroitantes, tournant et se retournant au gré de forces qui lui sont extérieures, car soumise au caprice ou à l’inspiration suprême d’un créateur : l’auteur.
La définition de l’acteur donnée par Sainte-Albine reste néanmoins assez confuse. Une certaine ambiguïté subsiste dans le propos, ou tout du moins de l’incohérence dans la formulation concernant la matière et l’utilisation de cette matière scénique. Louant la malléabilité de la nature intime de l’acteur et ne lui accordant du talent qu’à la condition seule d’être apte à pouvoir mettre en œuvre sa sculpturalité, la présence imposante du héros sur scène par l’inscription massive de soi dans le réel, et en quelque sorte sa ‘sculptabilité’ puisque est dès lors accordée à l’acteur une volonté (8), le théoricien dénie pourtant à celui-ci une pleine créativité. En effet, celle-ci est laissée entre les mains invisibles d’un dramaturge tout puissant.
L’acteur serait ainsi la proie d’une relation aliénante qui l’amène à évoluer dans un périmètre rétréci reflétant sa soumission au poète dramatique et au texte, cependant qu’il lui resterait une marge de manœuvre assez large pour s’émanciper, laquelle consisterait à agir sur sa propre matière afin de la modeler en personnage. Dans cette étrange dialectique du maître et de l’esclave, de l’extérieur (le contenu objectif, les répliques imparties) et de l’intérieur (le Moi identitaire de l’acteur), l’acteur deviendrait pourtant un véritable créateur dans une sorte d’échange des rôles : il serait à l’origine de ce qui constituerait l’authenticité de l’Art théâtral (en ne réduisant pas ce dernier à un simple artifice), permise grâce à un jeu d’entrailles. Sainte-Albine différencie en effet clairement la production théâtrale trop étudiée, techniciste, de la production se fondant sur cette matière impalpable mais essentielle au processus créatif qu’est le sentiment. « L’art ne tient jamais lieu du Sentiment » souligne-t-il, signalant ainsi la primauté de l’édification d’un pathos, effectivement animé et actualisé sur scène.
La pensée complexe de Sainte-Albine semble ainsi suggérer que l’acteur cultive en soi une sorte de relation totale où la substance se façonne elle-même de manière féconde : se noue constamment un dialogue, quelque peu schizophrénique certes, de soi à soi, qui traduit une phase de dédoublement entre le sculpteur-acteur et le récepteur-matière. L’acteur se prête donc aux lois de l’interchangeabilité des fonctions dans la représentation. Il est à la fois le support matériel qui soutient la création de l’auteur en en étant le support physique, et le mécanicien activant ses propres rouages internes, la machinerie masquée aux spectateurs. Il a tantôt une fonction passive de perméabilité puisqu’il absorbe ce corps étranger qu’est la création de l’auteur, tantôt il a une fonction active dans la mesure où il projette du sentiment, de l’apparence c’est-à-dire un ethos et un pathos, en direction du public et de ses partenaires. Il détient un statut particulièrement complexe au cours du spectacle. Il représente emblématiquement le personnage ou rôle, tout en se représentant lui-même en tant qu’il est à l’origine d’une dynamique créative fondée principalement sur l’affect. Or l’affect, de fait, injecte dès lors de l’individualité dans le propre faire de l’acteur, dans sa propre présentation et présence sur scène. Puzzle aux fragments éclectiques, l’acteur compose donc tout en se décomposant, à seule fin de mieux recomposer une pièce unique, celle-là même qui devient par sa rareté, une œuvre d’art. Il conjugue à la fois le rôle d’artisan et d’artiste, en exécutant le personnage d’après modèle, tout comme le graveur est chargé d’exécuter le dessin inventé par un autre que lui, ainsi que celui d’œuvre d’art. Il est en majeure partie une œuvre d’art inachevée car en perpétuelle évolution. Ainsi les répétitions et les représentations successives participent-elles de cette fabrique de l’être. Ce modelage interne fait partie intégrante d’une sorte de performance encadrée avant l’heure (9) : l’acteur effectue un travail sur son corps, sur le temps (la durée de « gestation » du rôle) et sur cet espace mystérieux qu’est l’esprit.
L’acteur, par son intervention directe sur sa propre matière et par les innombrables rôles tenus au sein de sa carrière qui viennent se stratifier en son être et densifier sa propre matière, est le résultat d’une sculpture totale où le créateur fusionne avec sa propre œuvre. Il est ce lieu où se croisent contenu objectif ou personnage de l’auteur, et subjectivité ou mise en branle de l’intériorité afin de créer ce personnage, à travers sa propre personne. De cet espace où s’embrassent mutuellement les divers constituants du théâtral, naît l’acte scénique. Pour le déclencher il faut l’acteur. Il doit donner l’impulsion transformatrice qui modifiera son intériorité, voire sa conscience et son état d’esprit.
Sainte-Albine s’attarde sur les caractéristiques intrinsèques au bon acteur : son ouvrage vise à déterminer les qualités ou prédispositions nécessaires pour se distinguer sur scène (10). Il est en effet reproché à bien des acteurs au XVIIIe siècle leur rigidité, c’est-à-dire leur inhabileté à varier les tons et les gestes, voire leur détachement par rapport aux émotions traversées par le personnage lorsqu’il reste silencieux ou en situation d’écoute. D’où la monotonie des poses et des attitudes. D’où l’inertie et une certaine léthargie des acteurs en scène. Est aussi relevé leur penchant à singer les vedettes ou leur incapacité à renouveler leurs propres signes théâtraux parce qu’ils sont enfermés dans la routine de leur emploi. D’où un personnage, un type, qui se ressemble de pièce en pièce quel que soit le caractère que lui a attribué l’auteur.
Jouer un personnage, c’est incarner ce qui, à l’origine, est une idéalité. Selon Sainte-Albine, la matière prélevée sera du même type : informelle. Elle sera extraite directement du siège de l’âme, seul véritable élément de l’humain rattaché au noumène. L’animation a donc pour matrice le souffle précieux du psychisme, médium entre le sensible et l’intelligible, conglomérat des fonctionnalités de la conscience où s’agglutinent et s’entrechoquent, se structurent et se mélangent productions de la volonté, de la mémoire, du sentiment, de l’imagination et de la pensée. La mise en branle des facultés de l’âme qui sont celles-là même qui composent l’existence de l’individu-acteur en influant sur ses actes, sa vision, sa manière d’appréhender le monde, sa manière d’être, permet de modeler la vie sur scène. L’élasticité, la modulation spirituelle et affective de soi se révèlent donc capitales dans cette entreprise périlleuse qu’est, en somme, la transmutation de soi en un être autre par abandon de soi à soi, et au personnage – ce qui proprement forme la disponibilité et la mise à disposition de soi. Elle apparaît chez Sainte-Albine l’une des qualités inhérentes à la fabrication de ce qu’il nomme désormais l’image du personnage.
On voit ici que le théoricien change subitement de registre et en revient au vocabulaire pictural, traditionnellement utilisé dans la théorie dramatique pour qualifier le personnage scénique, le système théâtral en vigueur étant encore fondé sur le concept de mimèsis ou imitation, et même de trompe-l’œil. Le personnage doit apparaître aux yeux des spectateurs un reflet parfait des mots. Il lui faut être une peinture parlante.
Diderot évoque lui aussi deux décennies plus tard l’acteur, qui, dans son approche du rôle et de son travail, est semblable au peintre comme au sculpteur. Il s’agit de composer un modèle avant d’entrer en scène, c’est-à-dire d’établir l’esquisse, le croquis préparatoire qui servira pour le modelage. Il est ainsi spécifié dans son essai paru dans la Correspondance littéraire : « Et pourquoi l’acteur différerait-il en cela du statuaire, du poète, du peintre, de l’orateur, du musicien (11) ? ». Cependant chez Denis Diderot, le travail de l’artiste s’effectue dans une sorte de suspension du temps, de l’espace et même de soi :
Ce n’est pas dans la fureur du premier jet que les traits caractéristiques se présentent à eux ; ils leur viennent dans des moments tranquilles et froids, dans des moments tout à fait inattendus : alors comme immobiles entre la nature humaine et l’image qu’ils en ont ébauchée, ils portent alternativement un coup d’œil attentif sur l’une et sur l’autre […] (12) .
Diderot déplace le débat. Si l’acteur est encore perçu comme un artiste, il se doit pourtant de travailler simultanément le contexte (le phénomène et la nature humaine sur lesquels prendre modèle) et la contexture du rôle (ses constituants et sa forme poétique). Il lui faut modeler une abstraction en se soustrayant au temps humain pour laisser place au flux de la conscience et au temps de l’esprit, seuls aptes à cristalliser et à formaliser la fugacité des mouvements de la pensée et de l’émotion. Le monologue intérieur de l’acteur se révèle en réalité une interaction entre aptitudes intellectuelles et conscience réflexive de façon à faire émerger, dans l’absolu, un modèle « imaginaire » façonné entièrement par le talent du comédien. L’art de la composition est, selon Diderot, intimement lié à l’entendement : il s’agit de raisonner le rôle afin de le construire mentalement et lui donner une certaine consistance, mais aussi de modeler la passion sans pourtant transférer sa propre nature sur le personnage.
Si l’on se réfère à la citation de Sainte-Albine, on note que son choix se porte vers Médée et Sapho qui deviennent emblématiques des deux catégories sous lesquelles sont rangées les passions en rhétorique : l’appétit irascible et l’appétit concupiscible. Le théoricien prône une culture des extrêmes. Ainsi l’on passe, de manière antithétique et contrastée, de la terrible sorcière magicienne à l’élégiaque poétesse, de la fureur violente de la jalousie exacerbée au pathétique tendre de la déploration (13). Ces deux versants antagonistes des passions ne correspondent pourtant pas à la division bipartite des genres théâtraux. Sainte-Albine n’évoque pas le rire par exemple. Bien que la définition de l’acteur comme matière apparaisse dès l’introduction de son ouvrage qui se veut une théorie globale de l’art théâtral, le propos est centré exclusivement sur la réalisation de l’émotivité et du sentiment sur scène, autrement dit du pathos, prédominant dans le genre tragique (14). Il ne s’agit plus alors d’évoquer l’acteur en tant que matière « sculptable » mais la manière dont l’acteur se fait sculpteur et les formes qu’il sculpte.
Sainte-Albine ne s’attarde guère sur la matière en elle-même, c’est-à-dire la conscience de l’acteur, ni sur le fonctionnement de celle-ci. Le théoricien ne tente pas vraiment de poser des jalons afin de mieux comprendre le psychisme et la naissance des passions par rapport à une certaine situation ou en fonction d’une histoire personnelle qui prédéfinissent les réactions. Il ne prône pas la création d’un patron affectif à partir d’une mémoire ou d’un passé du personnage que l’acteur modèlerait à partir de souvenirs personnels comme le fera par exemple Talma au début du XIXe siècle. Selon ce dernier on ne peut modeler le personnage sans auparavant se servir de sa mémoire sensorielle et affective :
Riche alors des observations qu’il a faites sur sa propre nature, il se sert à lui-même et d’étude et d’exemple. Il s’interroge sur les impressions que son âme a ressenties, sur l’expression dont ses traits se sont empreints, sur les accents dont sa voix s’est émue dans les divers accès des passions qu’il a éprouvées ; il médite ces souvenirs et en fait passer toutes les réalités dans les passions fictives qu’il est chargé de peindre (15).
La modernité de Talma apparaît évidente dans cet extrait tiré de sa préface aux Mémoires de Lekain. La passion se modèle d’après une expérience intime dont il ne subsiste que le substrat à travers le souvenir. Ses sensations, sorte de synesthésies, sont comparables aux qualia telles qu’elles sont définies dans la philosophie de l’esprit : état mental qui définit, d’après Thomas Nagel, « l’effet que cela fait (16) » (sensations corporelles par exemple, affects, ou expérience perceptive). Empreinte psychologique, le vécu doit être à la fois réactualisé et sublimé en quelque sorte en prenant une nouvelle forme. Le célèbre tragédien ajoute :
À peine oserai-je dire que moi-même, dans une circonstance de ma vie où j’éprouvai un chagrin profond, la passion du théâtre était telle en moi, qu’accablé d’une douleur bien réelle, au milieu des larmes que je versais, je fis malgré moi une observation rapide et fugitive sur l’altération de ma voix et sur une certaine vibration spasmodique qu’elle contractait dans les pleurs ; et, je le dis non sans quelque honte, je pensai machinalement à m’en servir au besoin ; et en effet cette expérience sur moi-même m’a souvent été très utile.
Talma termine en affirmant :
Les contrariétés, les chagrins, des souvenirs douloureux que l’acteur peut appliquer au personnage qu’il représente, en exaltant sa sensibilité le mettent aussi dans cet état d’agitation nécessaire au développement de ses facultés. Je suis loin de souhaiter cependant que ceux qui suivent cette carrière soient dans le cas de faire une fréquente épreuve de semblables moyens. Mais enfin l’acteur a ce privilège de retirer de ses douleurs même un avantage réel, et d’y puiser encore des moyens de perfection (17).
La démarche se veut ici bien réflexive dans la mesure où intervient la conscience conjuguée à une volonté d’opérer un retour sur soi de façon analytique mais aussi créatrice. Si l’acteur compose avec lui-même, il crée cependant de l’être en ce qu’il dote le personnage d’un psychisme, d’un univers affectif qui n’appartient pas à proprement parler au texte de l’auteur et qui donne au personnage son caractère vrai. La mémoire joue un rôle majeur : elle devient une partie de cette matière invisible dont se sert l’acteur pour façonner le personnage, plongée en soi qui préfigure avec quelques cent cinquante ans d’avance la Méthode de l’Actor’s Studio.
Une main intérieure invisible, la conscience et non pas simplement les facultés intellectuelles, donnent forme à ce qui est par nature informe et impalpable : l’affect. Parce que ce dernier est complexe, la sculpture du personnage apparaît alors comme une combinaison d’éléments composites qui ont été entrevus par Jean-François Marmontel. Dans son article sur la déclamation théâtrale, il écrit par exemple :
Nous appelons jeu mixte ou composé, l’expression d’un sentiment modifié par les circonstances, ou de plusieurs sentiments réunis. Dans le premier sens, tout jeu de théâtre est un jeu mixte : car dans l’expression du sentiment doivent se fondre à chaque trait les nuances du caractère et de la situation du personnage (18).
La sculpture du sentiment requiert un certain nombre de composants à la fois d’ordre psychologique, émotionnel et situationnel qu’il s’agit de savoir combiner adroitement. Jouer ne signifie donc pas représenter une passion ou passer d’une passion à l’autre avec rapidité comme le laissait entendre Sainte-Albine. Assemblage de matières de nature différente, le travail de l’acteur ressortit à celui de l’alchimiste dosant savamment les ingrédients de manière à en faire jaillir un métal précieux. Marmontel ajoute :
Lorsque deux ou plusieurs sentiments agitent une âme, ils doivent se peindre en même temps dans les traits et dans la voix, même à travers les efforts qu’on fait pour les dissimuler (19) .
Ici différents paramètres sont pris en compte, notamment le moment immédiat et l’état du personnage, par nature instables et éphémères comme nous l’avons précisé. Paradoxalement, le personnage doit être saisi dans sa propre contingence, dans son propre « présent » si l’on peut dire : son actualisation nécessite une mise en espace ou mise en forme, de même qu’une mise en temps humain ou mise en phénomène qui s’apparente au flux de la conscience avec tout ce qu’il implique comme relation de synchronisation ou de simultanéité des sentiments et des pensées intérieures, ou extérieures lorsque le moi interagit avec le monde qui l’entoure. Cette subjectivité se manifeste pour le spectateur à travers les actes et réactions du personnage, eux-mêmes dépendants d’un sous-texte, d’un tissu interne, celui de la pensée et des émotions. L’acteur n’agit pas pour reproduire mais au contraire introduire un supplément de vie, c’est-à-dire une forme d’existence et ce, à partir de cet objet neutre qu’est le texte. Ce processus créatif intimement lié aux différents états et temps de la conscience a été abordé au XXe siècle par Georg Simmel qui, dans sa Philosophie du comédien (20) , voit en l’acteur le lieu d’une coalescence entre mémoire, − celle des expériences passées −, et temps présent, ainsi que d’une congruence entre subjectivité et objectivité, pourtant par nature disjointes.
La passion ne doit pas nécessairement émerger en priorité de la sculpture psychique du personnage, l’en soi et la subjectivité du personnage étant modelés en et à partir du Moi de l’acteur. Un théâtre de la conscience doit en réalité apparaître avec tous ces attributs. La subjectivité y est une pièce maîtresse puisqu’elle seule est apte à appréhender le phénomène. Elle englobe tout l’univers des passions.
Cette forme de psychisme en mouvement, d’énergie vitale, devient visible sur soi lors de la représentation parce qu’elle passe et se diffuse à travers le corps. Elle donne l’impulsion et son éloquence au geste de même que son accent aux passions et à la voix de l’acteur. Elle est la scène où se joue réellement la représentation du monde et où s’exercent l’introspection et l’étude du moi. Plus que dans le cogito cartésien, le jeu de l’acteur est le lieu de l’expression, non pas tant des émotions, que de ce qui constitue la conscience et qui caractérise son flux ininterrompu. Les spectateurs perçoivent ses manifestations, son surgissement « physique » pourrait-on dire ― surgissement qui est encore lié aux contingences propres de la représentation, autrement dit à l’état émotionnel et à la condition physique de l’acteur et de ses partenaires, aux réactions du public etc.
Comme on le voit, les penseurs n’ont pas vraiment réussi au XVIIIe siècle à formuler de façon claire ce processus à la fois artistique et créateur d’existence. Certes ils admettent qu’il est impossible à l’acteur de traduire les multiples nuances et subtiles fluctuations des passions de façon répétée sans varier ces dernières. Mais le débat reste centré sur la sensibilité parce que la question du jeu de l’acteur n’est pas posée clairement en termes de conscience, bien que le problème entre le corps et l’esprit, notamment des propriétés mentales, fasse partie de la philosophie de l’esprit à proprement parler, et ait été déjà abordée par Descartes au siècle précédent.
L’intentionnalité de la conscience et la manière dont est dirigé l’esprit au cours de la représentation, désignées comme la psychologie cognitive à notre époque, ne sont pas véritablement explicitées. Néanmoins, l’une des questions les plus pertinentes sur le sujet a été posée par Alexandre Tournon de la Chapelle dans un petit essai méconnu de ses contemporains. L’auteur évoque le jeu de l’acteur au cours de la représentation théâtrale, c’est-à-dire au moment où l’acteur joue, évoquant l’idée d’illusion intérieure. Selon lui, il n’est pas question d’imiter la nature mais au contraire de « la suivre ». L’auteur sort du schéma diderotien qui avait été lui-même influencé par la conception aristotélicienne de la mimèsis classique présentée comme incontournable et comme un modèle absolu en matière de création artistique. Ce qui a été nommé a posteriori « identification » de l’acteur à son personnage relève d’après Tournon d’une capacité à savoir changer intentionnellement d’état d’esprit :
Nous avons établi pour principe de l’Art du Comédien : 1°. Que sans la persuasion il n’est point d’illusion au Théâtre. 2°. Qu’il n’est qu’un seul moyen de persuader tant de gens à la fois, c’est de l’être soi-même : or, pour être persuadé de ce qui réellement n’est pas, il faut être dans l’illusion, et pour s’y transmettre à cette illusion, il faut pouvoir s’affecter volontairement & le cœur & l’esprit (21).
Si l’on retrouve encore la bipartition (ou plutôt le binôme) cœur-esprit, classique à cette époque, il n’en demeure pas moins que le concept forgé par l’auteur se révèle très moderne puisqu’il incite les acteurs à recréer une forme de conscience artificielle de façon à pouvoir laisser cette dernière se manifester. L’illusion intérieure pourrait s’apparenter donc à une sorte de dédoublement de la conscience de l’acteur ou de méta-conscience contrôlant, pilotant et modelant le jeu en arrière-plan.
« Se transmettre à la place du Personnage qu’on adopte, sans négliger pourtant de prêter l’oreille ; disons mieux, d’observer les raisons de ses Interlocuteurs, afin d’y mieux répondre ; entrer dans les intérêts de ce Personnage, en adopter les passions, se pénétrer de son état, agir et parler en sa place comme il eût fait lui-même, être lui sans cesser d’être soi ; pour tout dire, suivre son cœur et la Nature (22) » argue Tournon, laissant entendre que le moi de l’acteur, alors qu’il joue, est capable de développer une dialectique entre la conscience phénoménale, la conscience réflexive mais aussi la conscience du personnage qu’il est en train de réaliser sur scène. On peut mesurer ici à quel point la réflexion sur l’art dramatique a évolué en l’espace d’une trentaine d’années, de l’image d’un acteur-sculpteur de la passion à celle de l’acteur-artiste, capable de créer de l’existence par le biais d’une relation au rôle intériorisée et métamorphosée en conscience secondaire. On voit également la manière dont s’établit progressivement un lien, de façon certes plutôt ténue et encore mal saisie dans toute son étendue, entre la philosophie de l’art dramatique et la philosophie de l’esprit.
Dans la première moitié du XVIIIe siècle, l’art de l’acteur consiste à changer d’apparence, mais ce, paradoxalement, grâce à une souplesse intérieure, laquelle fait référence implicitement à divers processus et notions tels que l’extensibilité, l’expansibilité, la déformabilité, la rétractabilité, la réversibilité, la plasticité, l’élasticité... et sur le plan moral à la simulation et à la dissimulation. Cette qualité inhérente à l’être de celui qui prétend jouer au théâtre suggère en substance que les caractéristiques affectives et spirituelles de l’acteur, son âme, sont informes parce que molles et non arrêtées. L’homme de théâtre a un caractère non décidé. Ce manque de consistance et de constance a précisément été dénoncé par Rousseau dans sa Lettre à D’Alembert sur les spectacles (23). Le débat se déplace progressivement au cours du XVIIIe siècle et se complexifie.
La simple comparaison avec la sculpture qui se voulait un dépassement de l’analogie avec la peinture récurrente au XVIIe siècle est en quelque sorte creusée à travers l’exploration de nouveaux éléments comme la situation scénique, le vécu, le souvenir et la mémoire émotionnelle. La représentation de l’humain doit, selon les penseurs, être saisie dans son aspect composite et combinatoire et s’accompagner de la création d’un véritable psychisme du personnage, c’est-à-dire d’une conscience. Les réflexions sur le jeu de l’acteur, en particulier la réactualisation du souvenir et le concept d’illusion intérieure, portent en germes les théories de Constantin Stanislavski et plus tard, celles de Lee Strasberg qui auront une résonance mondiale au XXe siècle.
Les comparaisons établies entre les arts témoignent de l’émergence d’un nouveau mouvement esthético-philosophique, celui de la création artistique en général qui traversera et marquera tous les domaines au XIXe siècle notamment en matière de lyrisme et d’expression du Moi. Se dessine progressivement au cours du XVIIIe siècle une dialectique entre philosophie de l’art et philosophie de l’esprit. Si cette dernière est devenue un axe majeur de réflexion et de recherche au cours du XIXe et jusqu’à nos jours avec les progrès de la médecine, des sciences cognitives et des neurosciences, il n’en demeure pas moins que la relation entre jeu de l’acteur et fonctions du psychisme dans le processus créatif, et surtout l’étude de la philosophie de l’art dramatique dans ses rapports avec la conscience, restent encore un domaine relativement peu exploré en France.
Sabine Chaouche
NOTES
1. Citation tirée de : Institut de France, Académie des Beaux-Arts, notice sur la vie et les travaux de M. Nicolas Schöffer (1912-1992) lue par M. François Stahly à l’occasion de son installation comme membre de la Section Sculpture. Séance du mercredi 31 mai 1995.
2. http://www.academie-des-beaux-arts.fr/membres/actuel/sculpture/Stahly/Discours_hommage_sch%F6ffer.htm’.
3. Le rôle n’est qu’un fragment de la pièce.
4. Pierre Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1998.
5. Voir S. Chaouche, L’Art du comédien, Déclamation et jeu scénique en France à l’âge classique, 1629-1680, Paris, Honoré Champion, 2001 ; Sept Traités sur le jeu du comédien et autres textes. De l’action oratoire à l’art dramatique (1657-1750), Paris, Honoré Champion, 2001 ; Écrits sur l’art théâtral, Spectateurs, Paris, Honoré Champion, 2005, vol. 1 ; Écrits sur l’art théâtral, Acteurs, Paris, Honoré Champion, 2005, vol. 2.
6. Le Comédien, Paris, Desaint, Saillant, Vincent fils, 1747, p. 31.
7. Voir Claude-Joseph Dorat, La Déclamation, poème en trois chants, Paris, S. Jorry, 1766, p. 38 (« Dans ses jeux instructifs la Fable respectée / Nous vante les talents du mobile Protée, / Qui, possesseur adroit d’innombrables secrets, / Changeait, en se jouant, sa figure et ses traits ? / Tantôt, Aigle superbe, affrontait le tonnerre ; / Tantôt, reptile impur, se traînait sur la Terre ; / Arbre, élevait sa tige, Onde, feu dévorant, / Pétillait dans les airs, ou tombait en torrents ; / Roulait, Tigre ou Lion, sa prunelle enflammée ; / Et, disparu soudain, s’exhalait en fumée. / Le vrai vous est caché sous ce voile imposant. / Quel était ce Protée ? Un Acteur éloquent / Qui de son Art divin possédait la science, / De chaque passion distinguait la nuance ; / Déployait d’un Héros l’essor impétueux, / Peignait la Politique et ses plis tortueux ; / D’un tendre sentiment développait les charmes, / Là, frémissait de rage, ici, versait des larmes, / Ou faisait dédaigner par tous les Spectateurs, / Le songe de la vie et celui des grandeurs »).
8. Ainsi des coups de théâtre, des rebondissements etc.
9. Les termes « qu’on a dessein… » le suggèrent à tout le moins.
10. Nous pensons à ces artistes qui utilisent leur corps pour devenir des œuvres d’art vivantes (body art) ou à ces représentations théâtrales uniques où l’artiste présente l’art comme étant par essence éphémère (happening et performance concrète).
11. Aussi écrit-il : « Son intention a été, […], d’aider les personnes qui veulent embrasser cette Profession, à connaître si elles sont propres au Théâtre, & à découvrir quelques-uns des moyens, par lesquels elles peuvent espérer de s’y faire. » (Le Comédien, op. cit., p. 11).
12. Denis Diderot, Observations sur une brochure intitulée Garrick ou les acteurs anglais, [in] Ecrits sur l’art théâtral, S. Chaouche (éd.), Paris, Honoré Champion, 2005, p. 340
13. Observations sur une brochure intitulée Garrick ou les acteurs anglais, op. cit., p. 340.
14. Sainte-Albine omet pourtant de préciser que l’acteur, à son époque, se distingue rarement dans deux emplois ou deux genres différents. Les vedettes de la Comédie-Française, reconnues unanimement pour leur talent, sont toutes associées au type spécifique d’un genre théâtral : Mlle Clairon joue les princesses dans la tragédie ; Lekain, les rois dans la tragédie ; Poisson, Crispin dans la comédie ; Préville les valets dans la comédie etc…
15. Passions tragiques. Voir l’ouvrage de G. Forestier, La Tragédie française. Passions tragiques et règles classiques, Paris, Armand Colin, 2010.
16. Préface aux Mémoires de Lekain, [in] Collection des mémoires sur l’art dramatique, vol. XIV, Paris, Ledoux, 1825 ; rééd. Genève, Slatkine reprints, 1968, p. 63.
17. Thomas Nagel, Mortal Questions, Cambridge, Cambridge University Press, 1979. Voir en particulier son célèbre essai « What Is it Like to Be a Bat? », LXXXIII, 4, Philosophical Review, 1974, p. 435-450.
18. Préface aux Mémoires de Lekain, op. cit., p. 63-65.
19. Encyclopédie, article « déclamation théâtrale », Cd-Rom Redon. La fin du paragraphe se termine avec les exemples suivants : « ainsi la férocité de Rhadamiste doit se peindre même dans l’expression de son amour ; ainsi Pyrrhus doit mêler le ton du dépit & de la rage, à l’expression tendre de ces paroles d’Andromaque qu’il a entendues, & qu’il répète en frémissant : C’est Hector.... / Voilà ses yeux, sa bouche, & déjà son audace / C’est lui-même ; c’est toi cher époux que j’embrasse »
20. Op. cit., Encyclopédie, article « déclamation théâtrale ».
21. Voir Georg Simmel, La Philosophie du comédien, préface D. Guénoun, Paris, Circé, 2001.
22. L’Art du comédien vu dans ses principes, Paris, Cailleau et Duchesne, 1782, p. 58-59.
23. L’Art du comédien vu dans ses principes, op. cit., p. 111.
24. Lettre à d’Alembert sur les spectacles, éd. M. Buffat, Paris, Flammarion, 2003, p. 132 (« Qu’est-ce que le talent du comédien ? L’art de se contrefaire, de revêtir un autre caractère que le sien, de paraître différent de ce qu’on est, de se passionner de sang-froid, de dire autre chose que ce qu’on pense aussi naturellement que si l’on le pensait réellement, et d’oublier enfin sa propre place à force de prendre celle d’autrui »).
2. http://www.academie-des-beaux-arts.fr/membres/actuel/sculpture/Stahly/Discours_hommage_sch%F6ffer.htm’.
3. Le rôle n’est qu’un fragment de la pièce.
4. Pierre Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1998.
5. Voir S. Chaouche, L’Art du comédien, Déclamation et jeu scénique en France à l’âge classique, 1629-1680, Paris, Honoré Champion, 2001 ; Sept Traités sur le jeu du comédien et autres textes. De l’action oratoire à l’art dramatique (1657-1750), Paris, Honoré Champion, 2001 ; Écrits sur l’art théâtral, Spectateurs, Paris, Honoré Champion, 2005, vol. 1 ; Écrits sur l’art théâtral, Acteurs, Paris, Honoré Champion, 2005, vol. 2.
6. Le Comédien, Paris, Desaint, Saillant, Vincent fils, 1747, p. 31.
7. Voir Claude-Joseph Dorat, La Déclamation, poème en trois chants, Paris, S. Jorry, 1766, p. 38 (« Dans ses jeux instructifs la Fable respectée / Nous vante les talents du mobile Protée, / Qui, possesseur adroit d’innombrables secrets, / Changeait, en se jouant, sa figure et ses traits ? / Tantôt, Aigle superbe, affrontait le tonnerre ; / Tantôt, reptile impur, se traînait sur la Terre ; / Arbre, élevait sa tige, Onde, feu dévorant, / Pétillait dans les airs, ou tombait en torrents ; / Roulait, Tigre ou Lion, sa prunelle enflammée ; / Et, disparu soudain, s’exhalait en fumée. / Le vrai vous est caché sous ce voile imposant. / Quel était ce Protée ? Un Acteur éloquent / Qui de son Art divin possédait la science, / De chaque passion distinguait la nuance ; / Déployait d’un Héros l’essor impétueux, / Peignait la Politique et ses plis tortueux ; / D’un tendre sentiment développait les charmes, / Là, frémissait de rage, ici, versait des larmes, / Ou faisait dédaigner par tous les Spectateurs, / Le songe de la vie et celui des grandeurs »).
8. Ainsi des coups de théâtre, des rebondissements etc.
9. Les termes « qu’on a dessein… » le suggèrent à tout le moins.
10. Nous pensons à ces artistes qui utilisent leur corps pour devenir des œuvres d’art vivantes (body art) ou à ces représentations théâtrales uniques où l’artiste présente l’art comme étant par essence éphémère (happening et performance concrète).
11. Aussi écrit-il : « Son intention a été, […], d’aider les personnes qui veulent embrasser cette Profession, à connaître si elles sont propres au Théâtre, & à découvrir quelques-uns des moyens, par lesquels elles peuvent espérer de s’y faire. » (Le Comédien, op. cit., p. 11).
12. Denis Diderot, Observations sur une brochure intitulée Garrick ou les acteurs anglais, [in] Ecrits sur l’art théâtral, S. Chaouche (éd.), Paris, Honoré Champion, 2005, p. 340
13. Observations sur une brochure intitulée Garrick ou les acteurs anglais, op. cit., p. 340.
14. Sainte-Albine omet pourtant de préciser que l’acteur, à son époque, se distingue rarement dans deux emplois ou deux genres différents. Les vedettes de la Comédie-Française, reconnues unanimement pour leur talent, sont toutes associées au type spécifique d’un genre théâtral : Mlle Clairon joue les princesses dans la tragédie ; Lekain, les rois dans la tragédie ; Poisson, Crispin dans la comédie ; Préville les valets dans la comédie etc…
15. Passions tragiques. Voir l’ouvrage de G. Forestier, La Tragédie française. Passions tragiques et règles classiques, Paris, Armand Colin, 2010.
16. Préface aux Mémoires de Lekain, [in] Collection des mémoires sur l’art dramatique, vol. XIV, Paris, Ledoux, 1825 ; rééd. Genève, Slatkine reprints, 1968, p. 63.
17. Thomas Nagel, Mortal Questions, Cambridge, Cambridge University Press, 1979. Voir en particulier son célèbre essai « What Is it Like to Be a Bat? », LXXXIII, 4, Philosophical Review, 1974, p. 435-450.
18. Préface aux Mémoires de Lekain, op. cit., p. 63-65.
19. Encyclopédie, article « déclamation théâtrale », Cd-Rom Redon. La fin du paragraphe se termine avec les exemples suivants : « ainsi la férocité de Rhadamiste doit se peindre même dans l’expression de son amour ; ainsi Pyrrhus doit mêler le ton du dépit & de la rage, à l’expression tendre de ces paroles d’Andromaque qu’il a entendues, & qu’il répète en frémissant : C’est Hector.... / Voilà ses yeux, sa bouche, & déjà son audace / C’est lui-même ; c’est toi cher époux que j’embrasse »
20. Op. cit., Encyclopédie, article « déclamation théâtrale ».
21. Voir Georg Simmel, La Philosophie du comédien, préface D. Guénoun, Paris, Circé, 2001.
22. L’Art du comédien vu dans ses principes, Paris, Cailleau et Duchesne, 1782, p. 58-59.
23. L’Art du comédien vu dans ses principes, op. cit., p. 111.
24. Lettre à d’Alembert sur les spectacles, éd. M. Buffat, Paris, Flammarion, 2003, p. 132 (« Qu’est-ce que le talent du comédien ? L’art de se contrefaire, de revêtir un autre caractère que le sien, de paraître différent de ce qu’on est, de se passionner de sang-froid, de dire autre chose que ce qu’on pense aussi naturellement que si l’on le pensait réellement, et d’oublier enfin sa propre place à force de prendre celle d’autrui »).